tiré des "Mémoires du Prince de BÜLOW" éd. Plon / Paris,1931 et "correspondance secrète de BÜLOW et de GUILLAUME II" éd. Grasset / Paris 1931.
Ce qu'on va lire ici parait incroyable. Pourtant cette histoire est vraie, et il en existe bien d'autres.......
Parmi les innombrables bavardages dont le Kaiser était prodigue, à tort et à travers, il en était un qui a obtenu par hasard, de la publicité grâce au Daily Telegraph de Londres.
Pour essayer de ramener à lui l'opinion publique de Grande-Bretagne, le 18 octobre 1908, Guillaume II avait donné une interview fabriquée de toutes pièces où il faisait figure d'ami à toute épreuve du peuple anglais.
Il comprenait quatre points essentiels :
- contrairement à son peuple il était un ami sincère de l'Angleterre.
- en décembre 1899 il avait envoyé à sa grand-mère, la reine Victoria d'Angleterre, un plan de campagne qui avait abouti à la défaite des Boers.
- en 1899, la France et la Russie étaient venues lui proposer de contraindre l'Angleterre à terminer la guerre contre les Boers, mais que lui s'était opposé à l'exécution de ce plan.
- il avait invité les Anglais à se tenir prêts pour défendre, avec l'aide de la flotte allemande, leurs intérêts communs dans le Pacifique contre le Japon et la Chine.
Le scandale fut si "Kolossal", l'effet produit dans le monde entier si désastreux, que le Reichstag, pourtant monarchiste à tout crin, exigea des explications et critiqua vertement l'empereur, le régime personnel, et les dangers qui en résultaient.. Une campagne de presse fut déclenchée et plusieurs interpellations furent déposées au Reichstag.
Dans la fameuse séance du 10 novembre 1908, le Chancelier von Bülow, pris à parti, déclara qu'il n'avait pas lu personnellement l'interview qui lui avait été soumise avant la parution, mais qu'il l'avait simplement fait examiner par ses secrétaires. C'était en quelque sorte désavouer l'Empereur. Celui-ci ne devait jamais le lui pardonner. (von Bülow a été "remercié" en 1909).
Telle une ombre annonciatrice de la catastrophe de 1914, l'affaire du Daily Telegraph, en déterminant la chute de Bülow, fut le signe précurseur de la guerre et de la débâcle.
Dix ans plus tard exactement, le 10 novembre 1918 l'Empereur partait en exil.......
Le 29 octobre, je (c'est Bülow qui parle) m'assis, comme chaque matin, à ma grande table de travail ........
j'aperçus dans le paquet de courrier une longue dépêche de l'Agence Wolf, venue de Londres. Je la pris avec mon calme habituel. Mais mon flegme se transforma en stupeur, quand je commençai à la lire.
Cette dépêche était le résumé d'un article du Daily Telegraph de Londres, sur un entretien avec l'Empereur d'Allemagne, qui aurait eu lieu récemment, et le journal anglais assurait que la personne qui s'était entretenue avec l'Empereur était un personnage d'une inattaquable autorité. L'article contenait une série de déclarations plutôt malheureuses; par exemple, l'Empereur disait avec mélancolie qu'une partie de la presse anglaise interprétait mal, et en déformant le sens de ses paroles, ses offres répétées d'amitié aux Anglais, qu'il s'en sentait blessé, et qu'une pareille attitude de la presse anglaise lui rendait extrêmement difficile sa besogne déjà délicate de souverain.
Plus fâcheux et trop naïf était cet aveu de l'Empereur, que les sentiments d'une grande partie du peuple allemand dans les classes moyennes et inférieures n'étaient en aucune façon amicaux à l'égard de l'Angleterre. L'Empereur ajoutait qu'il parlait, au nom d'une minorité d'Allemands, mais que cette minorité comprenait les meilleurs éléments de la nation, que c'était une raison de plus pour lui d'être très mécontent de voir les Anglais se refuser à admettre en toute confiance la parole qu'il donnait d'être le meilleur ami de l'Angleterre; que, malgré tout, il s'efforçait toujours d'améliorer les relations avec cette nation.
Puis venaient les trois énormités que voici. Guillaume II déclarait :
que les gouvernements russe et français l'avaient invité à se joindre à eux pour sauver les républiques boers et "humilier l'Angleterre jusqu'à lui faire mordre la poussière", mais qu'il avait refusé en déclarant dans sa réponse que l'Allemagne ne pourrait jamais courir le risque d'un conflit avec une puissance navale comme l'Angleterre; mieux encore, qu'il avait immédiatement communiqué à la reine d'Angleterre le texte exact des notes confidentielles des gouvernements russe et français et de sa réponse; la reine, assurait-il, avait déposé ces documents aux archives du château de Windsor;
qu'en décembre 1899, pendant la période de la guerre sud-africaine la plus sombre pour l'Angleterre, il avait non seulement exprimé à sa grand-mère sa profonde sympathie, mais encore fait rédiger par un officier allemand un rapport très exact sur le nombre des combattants des deux armées et sur la position des troupes engagées en Afrique du Sud; que, d'après ces données, il avait élaboré le plan de campagne qui lui paraissait le meilleur pour les Anglais, avait fait revoir ce plan par le grand état-major et l'avait envoyé en Angleterre, où il se trouvait également aux archives de Windsor; il voyait une remarquable coïncidence dans le fait que ce plan, par lui élaboré, ressemblait fort à celui que lord Roberts avait adopté en fait et heureusement exécuté. En d'autres termes, ce n'était pas lord Roberts, comme on l'avait pensé jusqu'ici, mais Guillaume II qui avait vaincu et anéanti les Boers;
que l'Allemagne ne construisait pas du tout sa flotte contre l'Angleterre, mais pour l'employer en Extrême-Orient et ,dans le Pacifique, ceci naturellement à l'adresse des Japonais, pour leur faire savoir que peut-être l'Allemagne leur ferait un beau jour la guerre, alliée à l'Angleterre.
Tandis que je lisais ces élucubrations verbales, aussi étourdies et incongrues que possible, j'eus soudain le soupçon que j'avais devant moi l'article que Sa Majesté avait chargé M. de Jenisch de m'envoyer à Norderney (la résidence de Bülow) et que je n'avais pas lu moi-même.
Je fis venir de conseiller de légation Klehmet, chargé, comme rapporteur; d'examiner le manuscrit en question. Ayant jeté un coup d'œil sur la dépêche Wolff, il déclara, avec hésitation et un embarras visible, qu'il s'agissait effectivement de l'article envoyé de Rominten (la résidence de chasse du Kaiser) à Norderney et communiqué ensuite pour examen aux Affaires étrangères. Je demandai à Klehmet comment il avait pu laisser passer ces incroyables déclarations. Il répondit qu'il avait eu l'impression très nette que Sa Majesté désirait vivement voir publier cet article et précisément les passages énergiques qui me paraissaient inadmissibles.
…….Je lui répondis dans le premier mouvement de nervosité : "N'avez-vous donc pas encore compris que les désirs personnels de Sa Majesté sont quelquefois des fariboles?"…..
Je fis venir ensuite le chef de la chancellerie, M. de Loebell, et M. Hammann, chef du service de presse, pour leur expliquer la situation et leur dire qu'il s'agissait de ne pas perdre la tête. J'indiquai deux lignes de conduite : d'une part, dire sur toute l'affaire l'entière vérité, sans se préoccuper de savoir si les Affaires étrangères et moi serions compromis; d'autre part, et avant tout, tenir la Couronne en dehors de tout débat d'opinion.
Le 30 octobre 1908, antérieurement à la séance du Reichstag, le Chancelier Prince de Bülow envoya ce courrier à l'Empereur :
Berlin, 30 Octobre 1908.
Dans les pièces ci-jointes, je transmets à Votre Majesté impériale et royale une série d'articles de journaux sur la publication de l'interview que le colonel Stuart Wortley (en 1907, le colonel Stuart Wortley avait reçu dans sa propriété de Highcliffe l'empereur Guillaume II, lors d'un voyage de celui-ci en Angleterre) a obtenue de Votre Majesté.
Le ton qui domine à ce propos dans la presse anglaise est sceptique, critique et distant. Des personnalités dirigeantes comme lord Roberts (le général anglais qui commanda les forces anglaises au Transvaal, lors de la guerre des Boers) et sir Edward Grey (le ministre des Affaires Étrangères) ont refusé une fois pour toutes de s'expliquer là-dessus.
Les journaux français et russes profitent de cette occasion pour se livrer à de violentes sorties contre Votre Majesté et la politique allemande.
La presse allemande est du reste la première d'avis, sauf quelques exceptions, que l'interview a causé un tort grave à notre politique et à notre pays.
Les attaques des journaux allemands sont injustes.
Votre Majesté avait eu la bonté de m'envoyer par le baron de Jenisch, afin que je les examine, les notes prises par l'auteur de l'interview. J'étais alors à Norderney accablé d'affaires sérieuses je n'ai donc pas lu moi-même le long développement que le colonel Wortley avait écrit d'une façon à peu près illisible sur du mauvais papier et je l'ai envoyé aux Affaires Etrangères pour qu'il y soit examiné. Je donnai en même temps l'ordre strict d'étudier très sérieusement l'article du point de vue de l'effet qu'il pourrait produire, et de me faire savoir quelles modifications, adjonctions et retranchements paraîtraient nécessaires. Les Affaires Etrangères m'ont renvoyé le manuscrit anglais avec une note proposant quelques modifications, mais n'élevant aucune objection contre sa publication. C'est dans ce sens que le conseiller rapporteur, alors auprès de moi, écrivit au baron de Jenisch.
Si j'avais pris personnellement connaissance du manuscrit, j'aurais prié Votre Majesté de ne pas en autoriser la publication, surtout dans le moment présent. ……Bülow prends un parapluie
En ce qui concerne l'effet produit en Angleterre par les déclarations de l'Empereur, j'aurais pu ajouter ceci à mon rapport au souverain :
Dès qu'eut paru l'article du Daily Telegraph, un député demanda au ministre de la Guerre, à la Chambre des Communes, si vraiment l'Empereur était l'auteur du plan de campagne qui mit fin à la guerre des Boers, guerre qui jusqu'alors passait pour avoir été gagnée par le feld-marshal Roberts; si la chose était vraie, le ministre de la Guerre Haldane ne voudrait-il pas publier ce plan de campagne?
Le ministre de la Guerre répondit que les archives de son ministère ne contenaient aucun document de ce genre, et qu'aucun des services en liaison avec son ministère n'en possédait non plus. "Par conséquent, avait conclu le ministre Haldane (celui qui qualifiait Guillaume II, d'esprit fou -"insane"), je ne suis pas en mesure de donner satisfaction au désir exprimé."
Le compte rendu du Parlement anglais faisait suivre cette réponse du ministre de la mention : Hilarité générale. Cette hilarité traduisait sans doute l'état d'esprit des membres de la Chambre des Communes en présence des propos fantasques de l'Empereur,…..
Le 30 octobre, je fis aussi publier en tête de la Norddeutsche Allgemeine Zeïtung, le communiqué suivant :
Une grande partie de la presse étrangère et allemande a formulé diverses critiques contre la personne de l'Empereur, à la suite de l'article paru dans le Daily Telegraph, en supposant que l'Empereur l'avait laissé paraître à l'insu du service responsable de la politique du Reich. Cette supposition n'est pas fondée……. (Bülow couvrait ainsi l'Empereur).
La tempête que souleva en Allemagne l'interview du Daily Telegraph n'avait pas pour cause les fautes de forme commises dans cette affaire. Les considérations politiques ainsi exposées par l'Empereur n'avaient été, pour le public las des étourderies et des perpétuels écarts de langage de Sa Majesté, que la goutte qui fait déborder le vase.
Cette publication fut comme un violent coup de poing dans les côtes, qui vint rappeler au pays toutes les fautes commises par l'Empereur en ses vingt années de gouvernement, tous les avertissements, toutes les grondantes prophéties du prince de Bismarck destitué. Beaucoup d'Allemands eurent aussi l'obscur pressentiment que ces discours et ces actes si inconsidérés, si maladroits et même si puérils, pourraient aboutir finalement à une catastrophe.
L'Empereur lui-même sentit, au moins un instant, le sol trembler sous ses pieds. Il avait eu l'intention de faire une courte visite à Hambourg et à Kiel, à la fin d'octobre, mais il abandonna ce projet, quand Ballin (le directeur de la Hamburg Amerika Linie) lui eut écrit pour le dissuader de passer par Hambourg, où il fallait s'attendre à de fâcheuses démonstrations. Cet avis laissa l'Empereur tout interdit.
Le 31 octobre, deux jours après la publication du Daily Telegraph, un jour après le communiqué de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, il me fit une visite de plus de deux heures. Comme toujours dans les moments critiques, il filait très doux.
Je lui dis que j'étais prêt non seulement, comme c'était mon devoir, à passer devant lui pour lui servir de bouclier, mais encore à attirer sur moi les coups et à bien insister sur les fautes commises par les bureaux, mais je ne lui cachai pas que cela finirait encore par un grand débat au Reichstag sur le gouvernement personnel de Sa Majesté, déjà si fréquemment critiqué.
Je rappelai à l'Empereur que le 14 novembre 1906, exactement deux ans auparavant, j'avais déclaré au Reichstag "qu'un ministre pouvait trouver fâcheux pour l'intérêt monarchique que le monarque se mit trop en avant, et que, si le souverain cédait trop à ses impulsions personnelles, ce ministre ne pouvait pas assumer devant la Couronne, le pays et l'histoire, la responsabilité des affaires."
Je serais obligé de parler encore une fois dans le même sens, et cela dans son intérêt même. L'Empereur me répondit avec calme : "Faites ce que vous ne pouvez pas ne pas faire." Presque sur un ton de prière il ajouta : "Faites-nous sortir de là, avant tout tirez-nous de là !"
Il avait l'attitude confiante d'un enfant, qui me toucha d'autant plus qu'il ne m'adressa aucun reproche quant à l'insuffisance dont avaient fait preuve les Affaires étrangères, que pourtant il n'aimait pas.
Le 17 novembre, je trouvai l'Empereur sur, la terrasse devant le Nouveau Palais. L'Impératrice se tenait à côté de son auguste époux. Elle fit quelques pas rapides à ma rencontre et me dit à voix basse : "Soyez très bon et très doux avec l'Empereur. Il est tout à fait brisé."
L'Empereur m'invita à l'accompagner dans son bureau. Arrivés là, nous nous assîmes. L'Empereur avait effectivement l'air très abattu. Surtout il était très pâle. Manifestement, il attendait de moi une forte semonce. Il aurait été déplacé de lui en faire une en cet instant.
Je me contentai de remarquer que nous avions souvent déjà discuté tous les points, toutes les questions qui faisaient maintenant l'objet de récriminations passionnées et de plaintes. L'Empereur répliqua d'un air naturel et franc : "Assurément, vous m'avez prédit tout cela." Ensuite il demanda en hésitant et avec une visible inquiétude : "Mais maintenant? que va-t-il arriver? sortirons-nous de là?" Je répondis que je n'en doutais pas, si seulement Sa Majesté était décidée à montrer à l'avenir plus de prudence et de réserve, surtout en matière de politique extérieure, que le "discours des Huns" et le "discours du trident" étaient encore plus fâcheux que la dépêche de Swinemünde, ou le "discours des broyeurs de noirs", qui naturellement ne méritaient guère d'éloges, enfin que la plaisanterie sur "l'amiral de l'Atlantique" et la lettre personnelle à lord Tweedmouth avaient fait plus de mal que des boutades lancées à l'occasion entre compatriotes.
L'Empereur approuvait par des mouvements de tête. Il me dit qu'il voulait "bien sûr" se surveiller dorénavant davantage et éviter de heurter de front les gens.
"Mais de quoi donc s'est-on tant fâché ?" Je répondis que ce qui avait incontestablement fâché n'était pas d'ordre politique. Je parlai du ton tranchant et trop violent dont il critiquait les tendances modernes en art et en littérature, le point justement sur lequel les Allemands sont très susceptibles et n'aiment pas recevoir d'en haut telle ou telle impulsion. Ici l'Empereur protesta pour la première fois, disant que s'il prenait position contre Liebermann (un peintre) et Hauptmann (un écrivain), c'était non seulement son droit, mais son devoir, car de tels hommes empoisonnaient l'âme du peuple allemand. Je répliquai ….. qu'il est toujours dangereux de s'attaquer au talent et au génie; que certainement dans cette lutte, l'Empereur aurait le dessous. Je dis cela sans dureté, du ton facile de la conversation, en rappelant de précédents entretiens avec Sa Majesté sur ce sujet. Mais je sentis tout de suite que là était chez l'Empereur le point le plus sensible et j'orientai la conversation vers les questions politiques, pour moi bien plus importantes............
Au moment où j'étais entré dans le cabinet de travail, situé près de la chambre où était mort l'empereur Frédéric III (son père), l'Empereur m'avait dit, en me donnant une forte poignée de main : "Aidez-moi ! Sauvez-moi !" Au moment où j'allais quitter la pièce, il me passa les bras autour du cou et m'appliqua un baiser sur les deux joues. Tandis que je m'inclinais sous la porte, l'Empereur répéta deux fois : "Je vous remercie ! Je vous remercie de tout cœur !" De retour au Palais de la Chancellerie, je dis à ma femme "Cette fois-ci encore, j'ai tiré d'affaire l'Empereur et la Couronne. Mais combien de temps resterons-nous dans cette maison, c'est une autre affaire. "
Le 19 novembre 1908, à la séance du Reichstag, je venais de demander la parole pour motiver le projet de réforme fiscale, lorsqu'un de ces messieurs de la chancellerie me glissa à voix basse: "Sa Majesté l'Empereur fait connaître à Votre Excellence par message téléphoné du chambellan Schulz, qu'elle a l'intention d'abdiquer". J'eus juste le temps de répondre : "Téléphonez en réponse, en termes exprès, qu'on veuille bien ne rien précipiter et en tout cas attendre la fête du Rathaus, qui aura lieu après-demain."……..
……. je quittai le Reichstag. Je marchais dans la direction de la Grande-Étoile (où se trouve encore la colonne de la victoire) pour me dégourdir les jambes et me rafraîchir l'esprit, quand un monsieur s'approcha de moi, en qui je reconnus un laquais royal, bien qu'il fût en civil et non en livrée. Il me remit une lettre.
Je vis tout de suite à l'écriture de l'adresse qu'elle était de l'Impératrice. Le billet ne contenait que ces quelques mots "Je voudrais vous voir. Le porteur vous en dira davantage."
Nous marchâmes ensemble. Quelques minutes après, mon compagnon fit arrêter un fiacre fermé, qui nous conduisit à la gare de Potsdam, d'où nous partîmes pour Potsdam par la ligne de Wannsee. Pour n'être pas reconnus, nous voyageâmes en seconde. De Potsdam nous nous rendîmes, de nouveau en fiacre fermé, à proximité du Nouveau Palais. Sa Majesté l'Impératrice me reçut au rez-de-chaussée. Elle avait les yeux rouges d'avoir pleuré, mais son attitude était absolument royale. Elle me demanda tout de suite: "Faut-il donc que l'empereur abdique? Voulez-vous qu'il abdique ?".
Je répondis sans un instant d'hésitation, et très nettement que telle n'était point mon idée, et que je ne pensais pas du tout que cette abdication fût nécessaire.
L'Impératrice s'assit et me pria d'en faire autant. Elle me raconta que l'Empereur avait eu un "choc nerveux" un "collapsus", qu'il avait eu déjà de pareils accès après de fortes émotions, par exemple après son discours manqué à ces messieurs de Brandebourg, après sa dépêche de Swinemunde au prince-régent de Bavière, mais que cette fois, c'était pire, qu'il avait été obligé de se coucher avec des frissons et des crises de larmes.
J'exposai alors à l'Impératrice la situation. Je n'avais pas besoin de lui dire les raisons qui avaient provoqué la violente émotion du public, car bien qu'elle fût dévouée à l'Empereur avec une fidélité inébranlable et une affection sans limite, elle ne se faisait, avec tout son tact et son bon sens, aucune illusion sur les côtés dangereux du tempérament de son époux. Mon entière conviction, lui dis-je, était que l'orage, qui déjà s'apaisait depuis mon discours au Reichstag, serait bientôt passé; elle pouvait être absolument sûre que je ne laisserais pas restreindre les droite constitutionnels et traditionnels de la couronne de Prusse; à vrai dire il fallait que l'Empereur devînt plus calme, plus circonspect et plus avisé dans son attitude, ses discours, ses écrits, tous ses faits et gestes; je jugeais utile qu'il parût à la fête du Rathaus de Berlin, le 21 novembre, c'est-à-dire le surlendemain.
L'Impératrice répondit qu'elle ne savait pas si dès le surlendemain, l'Empereur serait en état de se montrer.
Je répondis que l'Empereur avait du ressort. Si Sa Majestée le remontait avec de bonnes paroles, il viendrait et remettrait très bien d'aplomb ses affaires au Rathaus; je lui avais préparé un joli discours.
Quand l'Impératrice me laissa partir, elle me parut consolée et rassurée.
Par le même chemin et de la même manière, je rentrai chez moi sans avoir été reconnu ; mon absence n'avait frappé personne; on avait simplement pensé que j'avais fait une longue promenade dans le Tiergarten, comme il m'arrivait assez souvent d'en faire, même sans être accompagné des braves policiers attachés à ma personne...........