l'Allemagne moderne en 1913
No. 008 - KARL ZEISS
tiré de "L'Allemagne au Travail" par Victor CAMBON Ingénieur des Arts et Manufactures (1911/1913)
Dans cet extrait
nous découvrons l'origine de la prestigieuse maison d'optique de Iéna. Outre très haute technicité pour l'époque, on sera surpris par le montage juridique et sa gestion humaine étrangement modernes dans un pays à bien des égards encore féodal. L'organisation du travail du Dr. Abbe semble avoir été beaucoup plus humaine que celle mise au point aux USA par son contemporain Frederick W. Taylor.
Modestes débuts d'une puissante industrie. - Les grands télescopes. - Des machines lilliputiennes. - Une année pour polir une lentille. - La fondation Karl Zeiss et les statuts du docteur Abbe. - La firme Karl Zeiss s'appartient à elle-même ! - Savant, philosophe et philanthrope.
En 1846, s'installait à Iéna un jeune et pauvres mécanicien qui obtint, grâce à son habileté, de faire les petites réparations aux instruments de physique de l'Université; métier peu lucratif, paraît-il, puisque, en 1848, année de révolution, on le voit travaillant à transformer en fusils à piston, les fusils à pierre des gardes nationaux de Saxe-Weimar.
Le calme revenu, le mécanicien se remit aux appareils universitaires et fonda, en outre, un petit atelier pour fabriquer des instruments d'optique. Tel fut le point de départ de Karl Zeiss.
Une fabrique qui couvre tout un quartier, qui occupe plus de deux mille ouvriers, hommes et femmes, trois cent quatre-vingts employés ou techniciens, et, au-dessus d'eux, quarante docteurs, mathématiciens, astronomes, physiciens, ingénieurs; des appareils et des produits qui font prime dans le monde entier, avec une demande si intense que même en ce moment de crise industrielle (1909/1910), la maison se voit obligée de demander à son personnel des heures supplémentaires. Tel est le point d'arrivée.
Rien de plus instructif que de visiter l'établissement Karl Zeiss, d'en suivre l'histoire et d'en étudier l'étonnante constitution.
Entrons-y : nulle part on ne pourrait être mieux accueilli. Dire ce qui s'y fabrique est aussi superflu que de raconter ce qu'on forge chez Krupp. Mais les télescopes, les longues-vues, les instruments de mesure et les microscopes de Zeiss n'ont jamais menacé la vie de personne.
Il construit des instruments grossissant un million de fois les microbes amis ou ennemis de l'humanité (Certains microscopes grossissent même de 1600 diamètres, c'est-à-dire près de 3 millions de fois) et il construit aussi des lunettes astronomiques fines qui mettent la terre à 1 kilomètre de son satellite.
La salle de montage de ces télescopes est un observatoire complet et isolé, dont la toiture, en plaques de tôle, est amovible par roulement sur des galets. Là ont été montés et essayés les plus grands appareils d'optique que l'on connaisse. La maison entreprend non seulement la fabrication des appareils d'observation astronomique, mais aussi l'installation complète des coupoles qui les abritent.
Il entre dans la monture des instruments d'optique toutes sortes de métaux ou d'alliages: laiton, cuivre, bronze, étain, zinc, plomb, aluminium. Tout se fait dans l'usine. Dès le seuil de la fonderie, on est frappé par les dispositions adoptées pour enlever à ce travail ce qu'il peut avoir de délétère, notamment à l'aide de hottes mobiles, ingénieusement articulées.
Les pièces moulées brutes sont affranchies à la scie, puis ébarbées à la roue à émeri. Je remarque une fois de plus en ces ateliers, le remplacement progressif de la lime par la meule.
Puis on pénètre dans une enfilade d'ateliers où fonctionnent des centaines et des centaines de petites machines-outils; c'est Lilliput après Brobdingnac (voir Gulliver).
Tout un corps de bâtiment est consacré à la me-nuiserie des étuis et des boîtes d'instruments. L'enlèvement des sciures par aspiration y est absolu.
Nous passons à l'atelier d'estampage, puis de filetage et de calibrage des pièces métalliques; là se trouvent les outils les plus précis qui existent; ils travaillent au centième de millimètre ! Chacun de ces instruments est un chef-d'œuvre de mécanique.
Ici c'est une machine à fileter des pas de vis sur des tiges d'acier du diamètre d'une épingle à cheveux; une autre taille automatiquement des engrenages de quelques millimètres de diamètre, suivant une section épicycloïdale qu'à la loupe on reconnaît mathématiquement exacte. Ailleurs, ce sont une huitaine de tours-revolvers à fonctions multiples; ils saisissent, un rondin de laiton, le tranchent en rondelles et, de chaque rondelle, fabriquent un oculaire de lorgnette complet, pas de vis compris. L'opération dure trente secondes; il n'y a qu'à les regarder faire.
D'où viennent ces machine? Quelques-unes d'Amérique, la plupart de constructeurs berlinois, et un certain nombre des ateliers même de Zeiss. Les Allemands ne font pas que de la camelote. (l'Angleterre se prémunissait contre la "camelote" allemande en imposant le label "made in Germany" qui devint bientôt une référence de haute qualité)
On m'ouvre une porte soigneusement fermée. Sur des étagères sont rangés des objets; chacun porte une étiquette, une inscription, un numéro; il y en a vingt-cinq mille. Ce musée est la collection des modèles de la maison. Si un incendie dévorait ce coin de l'usine, il anéantirait le labeur d'un demi-siècle des plus belles intelligences du pays.
Jusqu'ici nous avons été dans les métaux.
Nous voici maintenant dans le véritable élément de la maison : le verre. Toutes les personnes qui sont dans l'industrie ont entendu parler du verre d'Iéna; elles savent par exemple, qu'un tube de niveau d'eau de chaudière, que l'on demande en verre d'Iéna, coûte 20% de plus qu'en verre ordinaire.
Pour expliquer ce qu'est le verra d'Iéna, un court historique de la fabrique de Karl Zeiss est nécessaire. Il faut savoir qu'en 1866, Zeiss, qui n'était pas un savant, s'adjoignit un professeur de l'Université d'Iéna, le docteur Abbe. II se trouva être tombé sur un homme de génie. Abbe compléta ou, plutôt, renversa les théories connues sur l'optique et fit de ses calculs le point de départ d'un système de fabrication nouveau du microscope. Zeiss eut le mérite rare, sans rien comprendre aux travaux transcendants de son collaborateur, de le laisser faire.
Abbe, au travers de ses recherches et de la mise en pratique de leurs résultats, était constamment arrêté par l'imperfection des verres que le commerce lui fournissait.
De même que Leverrier fixait la place et les dimensions d'une planète sans l'avoir vues, Abbe construisait des microscopes hypothétiques auxquels il ne manquait que la matière première pour les réaliser, et demandait vainement aux fabricants du monde entier des verres remplissant les conditions qu'il précisait.
Un jour, enfin, il trouva dans la personne d'Otto Schott von Witten, docteur de l'Université de Leipzig, un homme qui accepta de tenter cette fabrication; c'était en 1881. La verrerie fut mise en marche en 1884 ; elle fabrique, dès le début, une nombreuse variété de verres à la baryte, au borax, à l'acide phosphorique, au zinc, etc., dont les qualités de fusibilité, de conductibilité de réfringence, de dureté, etc., varient pour ainsi dire à l'infini. On peut les comparer à ces nouveaux alliages d'aciers et de métaux rares qui ont changé depuis quelques années les conditions de la mécanique.
Le verre d'Iéna n'est donc pas un verre spécial uniforme; c'est une collection de plusieurs centaines de variétés de verre, dont les secrets n'ont guère franchi les murs de la verrerie Schott et de la fabrique de Zeiss, qui sont, du reste, deux affaires accouplées mais distinctes.
Dans le magasin où on me les montre, ils sont en plaques, de diverses grosseurs; rangés avec leurs numéros, dans des centaines de casiers.
On saisira de quelle perfection est parvenue chez Zeiss le travail de coupage, dégrossissage et, enfin; de polissage des verres, de prismes et de lentilles, quand on saura que l'on parvient, dans leur exécution, à une précision de un dix-millième de millimètre.
Pour pouvoir apprécier des dimensions de cet ordre, il a fallu imaginer toute une série d'instruments de mesures basés sur des phénomènes lumineux; d'où, une section de plus dans la fabrique: celle des appareils de mesures infinitésimales.
Le travail du calibrage et du polissage des verres d'optique demande beaucoup plus à la main de l'ouvrier qu'aux appareils mécaniques: les plus grosses lentilles ont 1 mètre de diamètre (il faut alors une année pour les polir) et les plus petites 1 mm. On a calculé que 1 kilogramme de ces dernières coûte-rait au moins 12 millions de francs; mais ceux qui les font, leurs enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants seraient morts avant que le kilogramme soit atteint car il en contiendrait plus de 300 000.
Après les ateliers, les bureaux: dans la salle des dessins, soixante dessinateurs sont occupés toute l'année; de même que dans l'usine Krause (la fabrique de locomotives), ils travaillent sur des chevalets, et cette constatation démontre que ce procédé est le meilleur car rien ne se fait dans l'usine Zeiss sans qu'on ait pesé le pour et le contre. Telle fut, de l'aveu unanime, la caractéristique de l'intelligence du docteur Abbe et la tradition qu'il a transmise à ses successeurs.
Quand, après la visite, on réfléchit à ce prodigieux amoncellement de science, d'expérience, de modèles, de matériel, de tours de main, de secrets de fabrication, on comprend qu'il n'y ait dans le monde qu'une seule usine Karl Zeiss.
Mais on n'est pas au bout de ses étonnements. Si l'on demande à qui tout cela appartient-il ? A M. Karl Zeiss? il est mort en 1888. A ses héritiers ? on les a désintéressés. Au docteur Abbe? pas davantage. A des actionnaires, à des commanditaires ? nullement. La Société ou, plutôt, la fondation Karl Zeiss s'appartient à elle-même. La religion que l'on professe ici est une sorte de panthéisme industriel qui a pour décalogue les statuts rédigés et imposés par le seul homme qui en eût le pouvoir: le docteur Abbe.
Je voudrais essayer d'expliquer, en quelques mots, cette situation extraordinaire. A chaque ligne, on trouvera des obscurités ou des objections à faire. Qu'on veuille bien admettre que Abbe y répond et que son génie compliqué mais logique a tout prévu.
A la mort de Karl Zeiss (1888), son fils resta à peine une année avec le docteur Abbe, qui le désintéressa et resta seul maître de toute l'affaire - la verrerie partiellement exceptée - Mais il ne tarda pas à céder cette colossale propriété à l'entreprise elle-même, sans faire intervenir dans cette donation ni le mot ni la chose que l'on désigne légalement sous le nom de capital. Il baptisa l'objet cédé du nom de fondation Karl Zeiss et en énuméra les ayants droit obligatoires. Ce sont la commune d'Iéna, l'Université, les collaborateurs et les ouvriers de la maison, sans qu'aucune personne soit nommément spécifiée. C'est, en quelque sort, une association de production dont les statuts prévoient strictement le but à poursuivre: en première ligne, que 1a science et l'industrie soient intimement liées dans la fabrication et, au point de vue commercial, que l'on vise moins l'augmentation des bénéfices que l'augmentation constante de la fabrication. La maison Karl Zeiss est condamnée par son fondateur à s'agrandir indéfiniment tant qu'elle réalisera des profits.
A côté de ces possesseurs - ou dépositaires - de la fondation Karl Zeiss, Abbe a voulu que des personnalités déterminées soient chargées de l'exploiter; car il est à remarquer que les entreprises de la fondation ne sont pas régies par les dépositaires, mais uniquement par les statuts. L'administration de la fondation ne doit veiller qu'à une chose, à l'observation de ces statuts. Les directeurs de l'entreprise sont au nombre de deux à quatre.
Tout le personnel - moins les directeurs - reçoit une participation aux bénéfices sous la désignation de supplément au traitement ou au salaire. Le taux dépend des bénéfices réalisés, dont le mode de calcul est rigoureusement prévu et spécifié
L'exclusion des directeurs de ce partage n'est pas une des clauses les moins extraordinaires de l'acte du docteur Abbe; le motif en est le suivant: la direction établit le budget et le bilan; elle peut donc peser sur eux et faire augmenter les bénéfices dont elle profite au détriment des salaires ou des besoins de l'entreprise; il ne faut pas qu'elle ait cette tentation. Comme correctif, Abbe a prévu des primes importantes à toute personne employée dans la maison qui, par une activité ou une ingéniosité spéciales, lui procurerait un bénéfice.
Au point de vue purement ouvrier, la fondation Karl Zeiss a été la cause de discussions passionnées, en fixant spontanément à huit heures la durée de travail journalier.
Cette détermination a été la conséquence d'une démonstration probante faite par Abbe dans ses propres ateliers, et point. nécessairement applicable à d'autres, car c'est un travail autrement fatigant de calibrer des pièces au centième de millimètre que, par exemple, de pousser un wagonnet le long d'un chantier.
Quoi qu'il en soit, il fut reconnu que la somme de travail exécuté en huit heures, par une moyenne
de plusieurs centaines d'ouvriers aux pièces et pendant une année, était supérieure à celle produite
en neuf heures, durée antérieure de la journée ouvrière.
Mais le docteur Abbe a poussé plus loin son expérimentation, et, avec une rigueur scientifique irréfutable, il a recherché et circonscrit entre d'étroites limites le maximum de rendement de l'ouvrier, en fonction de tel ou tel travail, de telle ou telle alimentation, de telles ou telles conditions hygiéniques; et, sur ce dernier point, il est arrivé à cette mémorable conclusion, qu'un atelier vaste, bien chauffé en hiver, bien ventilé d'air pur, sans poussières pénibles est aussi profitable à la caisse du patron qu'à la santé de l'ouvrier.
Malgré cette situation qui confine à l'idéal caressé par le socialisme, il s'en est fallu de peu que les ouvriers ne se missent en grève en 1904, parce que la répartition de 1903 avait été moins forte que les précédentes. La psychologie des foules est aveugle et irraisonnée, et l'un des théorèmes les plus délicats qui s'imposa à Abbe à la fin de sa carrière fut de démontrer à ses obligés qu'une participation aux bénéfices est autre chose qu'un salaire immuable.
Si le docteur Abbe avait attendu son heure suprême pour léguer, sous forme de testament, la fondation Karl Zeiss et ses statuts, il est à croire que les difficultés en auraient surpassé les moyens de réalisation: mais c'est dès l'année 1900 qu'il présida lui-même à la mise en œuvre de ses conceptions; ainsi fut-il son propre exécuteur testamentaire; et l'œuvre a réussi si magnifiquement que le nombre des ouvriers, qui était de mille en 1900, a plus que doublé, qu'il a fallu doubler aussi les bâtiments industriels et que jamais les commandes n'ont atteint les chiffres actuels.
Le docteur Abbe est mort au commencement de 1905, à soixante-cinq ans. Savant de premier ordre, Comme d'action audacieux, philosophe et psychologue clairvoyant, philanthrope novateur et généreux, il est regardé comme une des personnalités les plus éminentes de l'Allemagne moderne.
Ses expériences sur le travail humain, ses conférences, ses déterminations, les statuts de sa Fondation, en un mot, l'exposé des idées! de toute sa vie, si elles sont jamais rassemblées, seront un des plus précieux monuments de la sociologie.
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